Justin Trudeau a-t-il raison d’expulser les candidats anti-avortement ?
Depuis une vingtaine de jours, contre toute attente, le débat sur l’avortement a été à moitié relancé au Canada.
Le point de départ est la déclaration de Justin Trudeau, le 7 mai dernier, voulant que les futurs candidats du Parti libéral du Canada doivent obligatoirement être en faveur du droit à l’avortement — une position qui, en surface du moins, rompait avec la tradition libérale d’un vote libre sur les questions dites «de conscience».
Je ne suis pas partisan de la ligne de parti en général, et encore moins pour des questions qui sortent des tranchées politiques habituelles.
La nouvelle était, par ailleurs, d’autant plus surprenante qu’elle venait d’un chef de parti qui souhaite rajeunir la politique (et son parti) et, officiellement, interférer le moins possible avec le processus de nomination de ses candidats.
La manœuvre de M. Trudeau était-elle politiquement et stratégiquement avisée ?
Plaire aux uns sans trop déplaire aux autres relève de l’équilibrisme, un exercice qui exige généralement qu’on fuie les extrêmes. Et, peut-être, qu’on évite de perdre son âme, ou sa conscience.
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Comme le faisait remarquer Lise Ravary la semaine dernière, l’avortement existe dans un vide juridique au Canada. Depuis l’invalidation des dispositions du Code criminel qui le visaient par la Cour suprême, dans l’arrêt Morgentaler, en 1988, rien ne l’encadre.
En théorie, il est donc possible, au Canada, de pratiquer un avortement, pour quelque raison que ce soit, jusqu’à la toute fin d’une grossesse. Ce vide juridique contraste avec les régimes qu’on trouve en France, en Grande-Bretagne ou en Suède, par exemple.
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Quinze ans avant l’arrêt Morgentaler, la Cour suprême des États-Unis avait posé les termes du débat dans son célèbre arrêt Roe v. Wade. Tout en reconnaissant un droit constitutionnel à l’avortement aux États-Unis, la Cour avait identifié les intérêts divergents qui s’affrontent, et ainsi délimité les contours d’une position nuancée.
D’un côté, les femmes ont un droit fondamental à disposer de leur corps et à prendre des décisions intimes en lien avec celui-ci — incluant la décision de se faire avorter.
De l’autre, l’État a un intérêt légitime, et opposé, à protéger la «vie prénatale».
À 7 contre 2, la Cour suprême des États-Unis avait résolu ce dilemme en statuant que le droit d’une femme de mettre fin à sa grossesse prévalait dans les premiers mois, mais qu’il cédait graduellement du terrain à mesure que la «viabilité» du fœtus augmente. Ces notions et cette tension sont à la base des législations qu’on trouve un peu partout dans le monde.
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L’opinion publique n’est pas monolithique non plus. Malgré les marches et les coups d’éclat des absolutistes des deux camps, il semble qu’un grand nombre de personnes soient mal à l’aise avec les positions extrêmes dans ce débat.
Ainsi, dans un sondage datant de juillet 2012, on trouvait très peu de soutien (seulement 6 %) pour une interdiction complète de l’avortement. Beaucoup plus de Canadiens (49 % au total) appuyaient le statu quo de l’avortement sans restriction.
L’option la plus populaire — avec 60 % d’appuis, dont 62% chez les femmes — était toutefois celle de l’avortement légal mais encadré, notamment pour limiter les avortements au troisième trimestre de grossesse.
Cette position est-elle désormais incompatible avec le programme politique du parti libéral du Canada ?
Les lois qu’on trouve dans plusieurs pays d’Europe sont-elles fondamentalement étrangères à nos mœurs ?
Le PLC a-t-il décidé de faire du droit illimité à l’avortement une position de principe, au même titre que son opposition à la peine de mort — par ailleurs soutenue par 65 % des Canadiens, et apparemment 69 % des Québécois ?
L’opposition absolue et inconditionnelle à la peine de mort est-elle comparable à la défense absolue et inconditionnelle du droit à l’avortement ? Y a-t-il moyen de réconcilier cette posture rigide avec le souhait d’une politique ouverte et l’idée d’un parti centriste qui, en principe, défend le libéralisme et la diversité d’opinions ?
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Ici comme ailleurs, le débat sur l’avortement est parfois kidnappé par un manichéisme issu d’une conception rigide de la vie humaine : les arguments se résument souvent à savoir si le fœtus devrait, ou non, être considéré comme un être humain, avec les conséquences qui en découlent.
Dans l’affirmative, celui-ci posséderait tous les droits d’une personne normale, incluant au premier chef celui de ne pas être tué. Dans la négative, il serait assimilable au corps de la femme qui le porte, et ne bénéficierait d’aucun droit à la vie ou à la sécurité.
Cette classification binaire mène aux positions polarisées que l’on connaît.
Les pro-vie — la plupart du temps mus par des convictions religieuses — considèrent que l’avortement devrait être interdit, dès la conception, et dans pratiquement toutes les circonstances.
Les pro-choix considèrent que l’avortement devrait être permis, pour quelque raison que ce soit, peu importe le stade de la grossesse.
De part et d’autre, cette cohérence absolue a le mérite d’une certaine logique. Mais elle heurte peut-être les nuances du sens commun.
Y aurait-il lieu, au Canada, de considérer la «vie prénatale» comme bénéficiant de certains droits, mais pas ceux d’un être humain à part entière ?
Existe-t-il un compromis envisageable, dans le contexte politique et constitutionnel canadien, entre la liberté essentielle des femmes à disposer de leur corps, et la protection d’un enfant à la veille de naître ?
Je ne prétends pas avoir les réponses. Et je suis loin d’être certain que la politique canadienne bénéficierait d’une réouverture du dossier de l’avortement, qui risquerait de faire surgir les déchirements irrationnels qu’on observe aux États-Unis.
Cela dit, il semble qu’on ne puisse pas simplement lancer des attaques ad hominem ou invoquer le sophisme de la pente glissante pour mettre fin au débat.
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Il aurait été relativement simple pour M. Trudeau d’annoncer qu’aucun député de son parti ne pouvait s’opposer à l’avortement de manière absolue et inconditionnelle.
La position pro-vie est généralement d’inspiration religieuse, et difficilement défendable pour un parti qui croit fermement à la séparation de l’église et de l’État, au respect de la diversité d’opinion, et aux droits et libertés individuelles.
Le respect du droit à l’avortement, en tout ou en partie, fait certainement partie de l’ADN du parti libéral du Canada.
À la limite, les candidats et députés du PLC pourraient être privément pro-vie, tout en s’engageant à ne pas voter pour éliminer le droit à l’avortement.
Par ailleurs, vu le faible soutien populaire pour une position radicalement anti-avortement, il n’y avait pas beaucoup de gains politiques à faire de ce côté pour le PLC. Le vote pro-vie est largement acquis au Parti conservateur.
Cela dit, il est plus difficile de comprendre pourquoi M. Trudeau a choisi d’imposer à son parti la ligne inverse — celle d’un «droit absolu à l’avortement», comme titrait Le Devoir.
Premièrement parce que, même pour un parti très attaché à la Charte des droits et libertés, la reconnaissance du droit à l’avortement n’implique pas que celui-ci soit illimité.
Le libéralisme défendu par le PLC ne mène pas obligatoirement à une position de compromis — comme celle qu’on retrouve en France ou en Suède, par exemple —, mais il ne devrait pas l’exclure non plus.
Deuxièmement, et plus stratégiquement, parce que le Parti libéral du Canada devrait incarner un certain centre politique, capable de nuances et réfractaire aux absolus. Les conservateurs et le NPD traînent chacun le boulet de leurs bases dogmatiques ; le Parti libéral devrait idéalement avoir l’avantage de la souplesse.
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Au Québec, M. Trudeau a raison de voir le NPD comme son principal adversaire, et de chercher à séduire ses électeurs en présentant un contraste fort avec les conservateurs. Beaucoup de néodémocrates québécois sont prêts à voter pour Justin Trudeau s’il s’agit du seul moyen de renverser le gouvernement Harper.
Dans le reste du Canada, par contre, le principal adversaire de M. Trudeau est Stephen Harper. Or, si les conservateurs déçus pourraient être tentés par un Parti libéral honnête, centriste et pragmatique, ils ne veulent rien savoir du NPD, largement perçu comme idéologique, braqué, et à la solde des syndicats.
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